Quelle didactique pour la formation professionnelle ?

Francis Tilman

Article paru dans Traces de changements, n°220.

Lorsqu’on entend parler de la pédagogie qu’il convient d’utiliser dans l’enseignement technique et professionnel, c’est la dimension  concrète, pratique, qui est mise en avant. Les jeunes qui y sont auraient une intelligence concrète, qu’on oppose à l’intelligence abstraite. Avec eux, foin de théories : ce qu’ils voudraient, c’est réaliser des choses…

Mais, me direz-vous, une des finalités de cet enseignement n’est-elle pas la formation professionnelle ? Comme cela tombe bien ! Préparer à un métier, n’est-ce pas précisément développer des compétences de savoir-faire, celles qui sont basées sur la réalisation matérielle, celles qui reposent sur une intelligence concrète ?

La boucle est ainsi bouclée. Les didactiques qui permettent l’acquisition d’un métier sont celles qui permettent de mettre en place des savoir-faire professionnels et qui, évidemment, s’appuient sur des « compétences concrètes » (sic), celles dont disposent précisément les jeunes qui sont dans l’enseignement technique et professionnel. Ces didactiques, principalement le drill et l’observation-imitation[1], sont bien communes et pratiquées depuis longtemps.

L’intelligence concrète n’existe pas, la sélection sociale oui !

Et si ce schéma pédagogique avait tout faux ? Et si sa fonction n’était pas de guider les stratégies pédagogiques à mener dans cet enseignement, mais de justifier, pédagogiquement la relégation scolaire qui touche surtout les milieux populaires ?

Car ce sont massivement les enfants des classes populaires qui se retrouvent dans l’enseignement technique et professionnel. Ainsi ces enfants seraient génétiquement constitués d’une intelligence concrète ! Nous attendons le prix Nobel de médecine qui nous expliquera comment ce phénomène peut se produire… concrètement.

L’intelligence du métier

En fait, il n’y a pas d’intelligence concrète ni d’intelligence abstraite. L’intelligence c’est la capacité de comprendre la réalité, de résoudre des problèmes, de faire preuve de créativité pour s’adapter à un contexte novateur. Certes, les problèmes à résoudre peuvent se situer dans le registre de la pratique (réaliser une installation électrique, trouver un vaccin, etc.) ou dans celui de la symbolique (modéliser le fonctionnement des particules élémentaires, construire le schéma actantiel d’un conte, etc.).

Un métier fait appel à l’intelligence de la pratique, celle qui résout des problèmes pratiques. On aura bien soin de la distinguer de l’intelligence concrète, car l’exercice d’un métier c’est bien plus que l’exercice d’un savoir-faire.  Une qualification requiert deux types de compétences : d’une part, des tours de mains, des habiletés spécifiques, et, d’autre part, un savoir de l’action, composé de connaissances procédurales (les règles de l’art), mais aussi de notions et de technologies intellectuelles qui permettent de penser l’exécution correcte des tâches.

Ainsi, un maraîcher doit pouvoir entretenir les sols et les plantations (pose de tuteur, taille, effeuillage,…), mais aussi surveiller la croissance des plantes, interpréter le développement des cultures, gérer les équipements d’irrigation, de chauffage, etc., et utiliser également des logiciels de gestion des stocks.

La formation professionnelle qui se veut émancipatrice doit donc préparer le futur travailleur à ces deux registres de compétences. Une formation basée sur les seuls savoir-faire manuels ampute le travailleur d’une dimension essentielle du métier : son intelligence.

Le savoir de l’action

C’est une erreur de croire que le savoir de l’action est un savoir théorique (académique) appliqué. Le savoir de l’action est un ensemble de « modèles » qui formalisent des grilles de lecture empiriques qui rendent une situation de travail intelligible. Le savoir de l’action est un mélange inextricable de notions théoriques partielles, de savoirs pratiques formalisés qui ne trouvent leur intégration que dans la réalisation des tâches qu’exige l’exercice du métier. La cohérence donnée par l’action n’a donc rien avoir avec la cohérence d’un corpus disciplinaire, tel qu’il est construit par le savoir académique.

Pour s’exercer, les savoir-faire manuels ont besoin d’être guidés par la réflexion.  Mais le savoir de l’action, c’est plus encore. L’agir professionnel requiert une compétence particulière : l’aptitude à pouvoir mobiliser effectivement les savoirs acquis et stockés comme ressources, pour résoudre des problèmes. Derrière l’apparente facilité à réaliser une tâche complexe dont font preuve les professionnels « compétents », se cachent non seulement une série de savoirs et de savoir-faire, mais aussi une capacité cognitive que je nomme le « savoir-mobiliser ».

Le « savoir-mobiliser » permet de transformer le savoir-agir en pouvoir-agir. Il suppose en premier lieu d’avoir appris à combiner selon un certain ordre les divers savoirs mentionnés plus haut, pour résoudre le problème que constitue le travail. En clair, le professionnel doit se construire des procédures mais aussi, mais surtout, il doit pouvoir comprendre quelles procédures il doit mobiliser, pourquoi et comment.  Ce savoir « méta » est un élément-clé du savoir empirique.

Pour savoir mobiliser, il faut pouvoir analyser la tâche professionnelle et ce qui fait problème, pour la transformer en « un problème » tout court, c’est-à-dire en une question à résoudre. Il faut donc pouvoir analyser. Grâce à cette analyse, il sera possible de puiser dans le réservoir des procédures disponibles, celle qui est la plus adaptée, et de l’appliquer rigoureusement. L’exercer requiert donc une capacité d’abstraction.

On l’aura compris, il existe une véritable intelligence du métier qui fait appel à des capacités cognitives autant qu’à des savoirs[2].

Quelles didactiques pour l’intelligence du métier ?

Construire son savoir de l’action, construire et mobiliser des procédures efficaces, ne peuvent s’apprendre qu’en pratiquant réellement le métier sous la houlette d’un ancien, soit dans un dispositif d’alternance, soit dans un dispositif de simulation[3].

Mais pour cela, il faut que l’apprenti sache qu’il y a quelque chose à apprendre et qu’il sache comment faire pour modéliser savoirs et procédures qu’il observe chez les travailleurs confirmés. Une bonne pédagogie professionnelle requiert donc une didactique du développement cognitif et de la métacognition, grâce à laquelle on prend conscience des opérations mentales qu’on mobilise.

L’approche constructiviste peut ici être mobilisée en prenant appui sur des matériaux de la pratique professionnelle.

Par exemple, parmi le savoir de l’action de l’employé de bureau, il y a la maîtrise d’un tableur, généralement Excel. Il est possible de l’enseigner en exposant et illustrant comment utiliser les différentes fonctions de ce logiciel. Il est aussi possible de demander aux apprenants de construire un tableau à double entrée, avec calcul des pourcentages, par exemple, dans le cadre d’une gestion de stocks, en les guidant dans leurs tâtonnements pour qu’ils découvrent non seulement les ressources du tableur mais aussi comment un tableur est structuré et partant comment l’utiliser efficacement. Il est alors possible d’entraîner l’apprentissage du transfert en faisant comparer la structuration en arbre découverte à propos d’Excel à d’autres logiciels. Ainsi, les apprenants s’approprieront plus facilement les nouveaux logiciels qu’ils rencontreront nécessairement dans leur vie professionnelle

L’expérience montre que sur le terrain, les apprentis formés à réfléchir sont de meilleurs travailleurs que les autres enfermés dans une application mécanique de procédures standard, car ils peuvent faire face aux imprévus, déceler ce qui cloche, faire preuve d’initiative, etc. Ils peuvent aussi s’adapter aux évolutions technologiques ou à une mobilité professionnelle. Former à la métacognition et au transfert est donc aussi un objectif de la formation professionnelle.

Repenser la didactique de la formation professionnelle

On le voit, il n’y a pas de didactique spécifique à la formation professionnelle. Il existe un arsenal d’outils pédagogiques disponible. Ce qui importe, c’est d’être au clair sur les compétences requises par la maîtrise de tel métier. On puise alors dans la caisse à outils pédagogique les méthodes les plus indiquées pour les atteindre, en ayant soin de s’appuyer sur des travaux ou des situations-problème issus de la pratique du métier.

La formation professionnelle ne peut donc se réduire à l’acquisition d’habiletés. Il convient donc d’abandonner la notion simpliste et fausse de l’« intelligence de la main ».

Un amalgame bien utile

Cette notion d’intelligence de la main ne trouve un semblant de légitimité que parce qu’elle amalgame un intérêt pour la résolution de problèmes pratiques, le plaisir de faire et l’adresse manuelle, avec une pseudo intelligence concrète.

Le discours dominant, de plus en plus ressassé, a d’ailleurs quelque chose d’incantatoire. Si l’enseignement technique et professionnel va mal, ce serait parce qu’il n’accorde pas assez d’importance à l’intelligence concrète. Vraiment ? N’est-ce pas plutôt l’inverse ? Mais plutôt que de devoir repenser l’ensemble du dispositif, il est plus facile de répéter l’antienne du savoir de la main.

Je suis convaincu, par expérience, qu’il y a moyen, aujourd’hui, malgré un contexte défavorable, de  pratiquer dans l’enseignement  qualifiant une pédagogie de la formation professionnelle véritablement émancipatrice.

[1]
[1] Une typologie des modes d’apprentissage dans Tilman F., Grootaers D., Les chemins de la pédagogie. Guide des idées sur l’éducation, la formation et l’apprentissage, Couleur Livres/Chronique Sociale, ch. 4.

[2]
[2] La formation professionnelle émancipatrice comporte encore d’autres contenus que je ne développerai pas ici, faute de place. Pour un approfondissement de cette réflexion voir Tilman F., Pour une formation professionnelle émancipatrice, Le Grain, (Disponible sur www.legrainasbl.org, onglet Études.)

[3]
[3] Pour la pédagogie de l’alternance, voir Tilman F., Delvaux E., Manuel de la formation en alternance, EVO, Chronique Sociale. Pour la pédagogie de la simulation, voir, par exemple, Rak I., et alii, La démarche du projet industriel. Technologie et pédagogie, Foucher ; Lafontaine P., Georis V., L’Entreprise d’Entraînement Pédagogique (EEP). Comment acquérir de la pratique grâce à une entreprise fictive ?, Le Grain, ((Disponible sur www.legrainasbl.org, onglet Analyses.).

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